mardi 22 septembre 2009

Les Réunionnais de la Creuse, une histoire française

Trois scientifiques publient leur analyse de la « déportation » des enfants réunionnais en Creuse.
Le procès contre l’État doit avoir lieu en mars.

Mille six cents enfants et adolescents ont été contraints par les services de l’État de quitter la Réunion, entre 1963 et 1982, et de vivre en métropole. Initiée par Michel Debré, député de la Réunion, ex-premier ministre de de Gaulle, l’opération devait pallier la surpopulation de l’île et repeupler soixante-cinq départements, au premier titre la Creuse, le Tarn et le Gers. L’affaire a commencé à faire de sérieux remous en 2002, quand un déplacé, Jean-Jacques Martial, réclame en justice un milliard et demi d’euros en réparation d’« enlèvement et séquestration de mineur, rafle et déportation ». Le montant astronomique doit briser la barrière du silence. Il réussit. Une enquête de l’Inspection générale des affaires sociales, diligentée par Élisabeth Guigou, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité, accouche d’une souris : « Les modalités de départ respectaient globalement la législation en vigueur », estiment les auteurs, qui préconisent de favoriser l’organisation de voyages.

Une telle désinvolture ne pouvait suffire à étouffer la souffrance. Les associations réunionnaises Rasinn Anlèr et Génération brisée saisissent le tribunal administratif de Saint-Denis de la Réunion. L’association Réunionnais de la Creuse dépose onze plaintes devant le tribunal de grande instance de Paris. Ce procès en pénal, prévu pour ce mois de décembre, est reporté, à la demande de l’association,

à fin mars. Mais à Guéret, le Cercle des amitiés créoles de la Creuse, initiateur du festival Kreuzéol, s’est désolidarisé de toute action en justice, ne souhaitant pas revenir sur le passé.

Dans ce contexte, trois universitaires d’Aix-en-Provence, Gilles Ascaride et Philippe Vidale, sociologues, Corine Spagnoli, historienne, ont obtenu du conseil général de la Creuse le financement d’une étude rendue publique à Guéret mercredi dernier. Tristes tropiques de la Creuse, réfute le terme de « déportation » et prône celui de « transfert ». Selon les auteurs, déportation renvoie à la Shoah et à l’extermination systématique. « Transfert » qualifie donc l’organisation systématique du départ de bébés, d’enfants et d’adolescents vers un lieu inconnu, glacé, à plus de 13 000 kilomètres de leur île natale, vers des foyers impersonnels et des fermes reculées, avec, plus ou moins, l’assentiment de parents à qui l’on a fait miroiter la scolarisation des enfants et la promesse de leur retour.

La recherche scientifique s’est heurtée à la culture du secret. Les directions des affaires sanitaires et sociales des deux départements ont refusé la consultation des dossiers privés. La demande d’accès au fonds Michel-Debré s’est vu opposer « une rigidité administrative des Archives de France ». Autant de documents auxquels l’IGAS aurait eu facilement accès pour se livrer à une véritable enquête. Les scientifiques ont donc travaillé à partir d’archives accessibles et d’interviews d’ex-mineurs, de familles réunionnaises et de responsables politiques et administratifs, mais n’ont pu réaliser de véritable bilan de l’opération.

Ils analysent la situation de l’île en 1960, la « politique migratoire » de Michel Debré, le rapport de l’IGAS et les associations des Réunionnais creusois. De ces mémoires, identités et logiques d’actions, il ressort qu’il n’existe pas de communauté réunionnaise homogène, même l’appartenance à une identité propre se révèle aléatoire. La phrase : « on m’a effacé le disque dur » devient symbole. Les opinions et les vies sont écartelées : faire table rase du passé ou revendiquer la reconnaissance des souffrances subies, voire leur réparation. Sans oublier les Creusois d’origine, partagés entre intentions humanitaires, exotisme et culpabilisation à mauvais escient. Et, à des milliers de kilomètres, les familles réunionnaises louvoyant entre mauvaise conscience et révolte.

Tout ce creuset fait dire aux auteurs qu’il s’agit bien d’une affaire d’État. Un État colonial qui tremblait sur ses bases, mais conservait sa vision d’empire, un État jacobin pour qui la Réunion est la France au même titre que Paris ou le Puy-de-Dôme. Même si Michel Debré fut déterminant. « Purs produits d’une affaire d’État et d’un abus de pouvoir, les Petits Poucets des antipodes peuvent au minimum poser la question de la légitimité de leur transfert. Comme l’État ne s’est pas posé la question ou y répond par des rapports contestables, certains iront demander justice à la justice. À chaque fois qu’une question politique et historique n’est pas traitée politiquement et historiquement, elle finit devant les tribunaux. Ou plutôt, elle y commence… » Gilles Ascaride souligne : « Il est impossible de faire l’économie du débat, il y a trop de non-dits. Cette affaire est un moment de l’histoire de France que la France doit assumer. »

Simon A-Poi, président des Réunionnais de la Creuse, précise : « Il ne faudrait pas croire que l’on va étouffer notre voix et nous amener à retirer nos plaintes. Nous irons jusqu’au bout. » Le Cercle des amitiés créoles s’insurge contre la critique de sa démarche. Le conseil général de la Creuse organise, avant le procès, une table ronde. Rien à voir avec l’histoire.

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